Phytothérapie : osons sortir de l’âge des teintures-mères !
Celui qui a testé le pouvoir thérapeutique des huiles essentielles comprend que la concentration de la matière a une action incomparable. Or concentrer la matière, c’est aussi s’approcher de la limite toxicologique, ce qui induit inévitablement des risques… donc des réglementations et restrictions. Pourtant, si c’est en s’approchant du feu que l’on peut se brûler, c’est aussi comme ça qu’on peut l’éteindre. L’histoire de la médecine est très révélatrice de l’état de nos systèmes de santé actuels et fournit de bons indicateurs sur la façon dont il serait possible de soigner en meilleure intelligence, en sortant d’une logique « trop » sécuritaire validée et approuvée par la science.
Une médecine moderne… vieille de 5 000 ans
Loin de renier la tradition, la phytothérapie a su évoluer et s’adapter aux besoins et modes de chaque époque. Quand on se penche sur cette histoire, on réalise vite que l’utilisation d’une pensée rationnelle, l’examen physique et le raisonnement déductif pour arriver à un diagnostic ne sont ni plus ni moins que de la médecine dite « moderne », en réalité vieille de 5 000 ans[1].
Trois grandes étapes historiques de la médecine
- Une médecine spécialisée dès l’Antiquité
Dans la tradition de l’Égypte antique, Hérodote affirmait déjà : « En Égypte, la médecine, comme les oracles, est spécialisée. Pour chaque maladie, il y a un médecin et il n’existe pas de médecine générale, les uns pour les yeux, d’autres pour la tête, d’autres pour les dents[2]. »
- L’équivalent du Vidal sur un parchemin de 20 mètres
Le papyrus d’Ebers, le Vidal de l’époque, rouleau de 20,23 mètres de long avec 108 colonnes de texte[3], renfermait 877 formules pour des affections diverses. Il peut être considéré comme l’émergence d’une pensée médicale et pharmacologique.
- Un papyrus pour les traumas
Le papyrus Ewin Smith est un recueil de textes sur les blessures traumatiques. Il indique au médecin d’examiner le patient et de rechercher des signes physiques révélateurs qui peuvent indiquer l’origine de la blessure.
Hippocrate, à l’origine de la pire des innovations ?
Hippocrate, bien que faisant partie de la caste des Asclépiades, prêtes-thérapeutes héréditaires qui se transmettaient leur savoir médical dans un total secret, ne serait pas devenu le père de la médecine sans son « internat » égyptien[4]. Il y passa trois ans et a pu probablement y recueillir une grande partie de son savoir médical.
La grande innovation, ou peut-être la pire, sera la théorie des humeurs, bien éloignée de la logique rationnelle et scientifique, où la maladie est la manifestation d’une prédominance d’une humeur sur une autre. Ce grand concept de l’équilibre paraît si juste quand Hippocrate nomme l’alimentation au cœur de la santé, mais tellement ignorant de la connaissance physiologique.
La révolution de l’infiniment petit
Cette théorie a prévalu jusqu’au XVIIIe siècle et l’avènement de la chimie. L’influence philosophico-mythologique hippocratienne perd définitivement ses titres de noblesse avec la révolution de l’infiniment petit.
Le microscope ébranle le savoir théorique ancien. Les fluides deviennent des cellules ; le sang devient une molécule d’hème contenant du fer attaché à des chaînes polypeptidiques : les globines.
Nicola Lemery (1645-1715), dans son traité de chimie empirique sur le modèle, enfonce le clou et déclare « ne recevoir pour fondement que celui qui est palpable et démonstratif[5] ». La pensée rationnelle et le raisonnement déductif renaissent de leurs cendres pharaoniques.
En 1841, le pharmacien français et président de l’Académie nationale de médecine, Antoine Bussy (1794-1882) affirme : « C’est par la science que la pharmacie s’est élevée, c’est par elle qu’elle doit marcher et se maintenir encore[6]. »
Le microbe n’est rien… le microbe est tout
Une véritable scission s’opère alors entre les tenants de la chimie et de la médecine moléculaire et ceux qui défendent l’unité selon la tradition hippocratienne. Ces derniers cherchent une légitimité derrière Claude Bernard (XIXe siècle) qui prône la démarche expérimentale et représente le courant de cette pensée si souvent émise dans les pratiques thérapeutiques alternatives : « Le microbe n’est rien, c’est le terrain qui est tout… » Théorie mise en rivalité avec l’approche pasteurienne ou le microbe serait tout[7].
Dans ce contexte, comment évolue le savoir des plantes ?
Médicaments ou dilution ?
L’approche « pré » toxicologique de Paracelse va être reprise par Samuel Hahnemann, père de l’homéopathie, pour commencer ses dilutions, tandis que la découverte des alcaloïdes va conduire à la standardisation des principes actifs : les médicaments.
En 1983, Pierre Lieutaghi, ethnobotaniste français, mentionne 7 000 constituants végétaux dans des médicaments classiques[8]. Les débats sont alors légion entre les « pro-totum » (soit l’utilisation de la totalité de la plante) et les pro-principes actifs (donc des éléments isolés des plantes dont ils sont extraits).
Les héritiers de la tradition hippocratienne seraient-ils devenus les conservateurs d’aujourd’hui ?
Le savoir reste, l’ego meurt
Le savoir est une grande infusion qui s’enrichit de saveurs au fil du temps et qui n’a que faire de l’orgueil des hommes qui se l’approprient. Des bases égyptiennes (et même bien avant) puis gréco-romaines, ce savoir parcourt les grandes civilisations, s’enrichissant d’expériences et de découvertes.
Déjà au début de notre ère, Dioscoride, qui a écrit l’un des livres de référence de la phyto et best-seller vieux de plus de 1000 ans – « da materia medica » – lorsqu’il introduit la botanique médicale, condamne chez ses prédécesseurs le manque d’observation de terrain !
Paracelse, quant à lui, aurait brûlé les livres des Anciens sur la place publique pour dénoncer le conservatisme académicien[9] ! De même, Ambroise Paré déclarait : « C’est lâcheté trop responsable de s’arrêter à l’invention des Anciens, en les imitant seulement, à la façon des paresseux, sans rien ajouter et accroître à l’héritage qu’ils nous ont laissé, restant, à la vérité, plus de choses à chercher qu’il n’y en a de trouvées[10]. »
Et nous ? Devons-nous clamer la toute-puissance de la médecine moléculaire comme vérité ou se réfugier dans un immobilisme séculaire ?
Pour une phytothérapie du XXIe siècle !
Il n’y a aucun intérêt à reprendre les textes et les formules des Anciens comme une prière immuable. C’est par l’innovation que nous contribuerons à l’évolution de la phytothérapie dans le respect de la tradition. Osons sortir de l’âge des teintures-mères[11] sans les rejeter sera probablement le succès phytothérapeutique de demain.
Au XXIe siècle, il serait bien que la phytothérapie, à travers une médication ouverte aux changements, puisse s’inscrire dans son temps, non pas en retirant des plantes du marché mais au contraire en transformant et utilisant cette immense matière vivante pour faire des plantes des soignantes toujours plus efficaces face à nos déséquilibres fonctionnels et à nos troubles lésionnels.
Il est urgent pour notre santé qu’une coopération s’opère entre les différentes médecines, les pharmacologues, l’industrie phytopharmaceutique, les herboristes et tous ceux qui veulent vraiment soigner sans exclusion[12].
Sylvain Garraud
Article publié RSB Juillet 2022
[1]. Stiefel, Shaner, Schaefer, « The Edwin Smith Papyrus: the birth of analytical thinking in medicine and otolaryngology », Laryngoscope, 2006 Feb.
[2]. Boussel, Bonnemain, Bové, « Histoire de la Pharmacie et de l’Industrie pharmaceutique », Paris, Ed. de la Porte Verte, 1982, 287 pages.
[3]. Hallmann-Mikołajczak, Papirus Ebersa, Ksiega wiedzy medycznej egipcjan z XVI w P.N.E, « Ebers Papyrus. The book of medical knowledge of the 16th century B.C. Egyptians », Arch Hist Filoz Med., 2004
[4]. Gaille et Mulhauser Blaise, « Infusion des savoirs. Histoire des plantes médicinales à travers le monde », Ed. Jardin botanique de Neuchâtel, 2021, 280 pages.
[5]. Nicolas Lémery, avec contribution de Baron, « Cours de chymie contenant la manière de faire les opérations qui sont en usage dans la médecine », chez L-C. d’Houry, Paris, 1757
[6]. Boussel, Bonnemain, Bové, « Histoire de la Pharmacie et de l’Industrie pharmaceutique », Paris, Ed. de la Porte Verte, 1982. 287 pages.
[7]. Debré P. Louis Pasteur et Claude Bernard : autour d’un conflit posthume [Louis Pasteur and Claude Bernard: about a posthumous controversy], Biol Aujourdhui, 2017
[8]. Gaulin Chantal. Lieutaghi P., « Les simples entre nature et société. Histoire naturelle et thérapeutique, traditionnelle et actuelle des plantes médicinales françaises », Journal d’agriculture traditionnelle et de botanique appliquée, 30ᵉ année, bulletin n°2, Avril-juin 1983. pp. 175-176
[9]. Allez médecins, le plus sot poil de mon occiput en sait plus que votre Galien et votre Avicenne…
[10]. Bernard Palissy, « Le secret des émaux », Pygmalion, 2008
[11]. Goetz P., « Y a-t-il une limite à la phytothérapie ? », Phytothérapie, 2021.
[12]. En référence à de nombreux auteurs médecins phytothérapeutes français ne mentionnant jamais les thérapeutes comme acteur de la santé